Gauche alternative en Corse
A Chypre, on a raté la solution « casseur/payeur ». Dommage (Cet article est paru ce matin sur le site RUE89)
co-président des Economistes Atterrés
Publié le 27/03/2013 à 11h08
Et de quatre. Après la Grèce, l’Irlande et le Portugal, voici Chypre mise sous perfusion du Fonds européen de stabilité financière et de la Troïka (Commission européenne, BCE et FMI). Cette nouvelle crise d’un pays de la zone euro mérite qu’on s’y attache et ce, pour plusieurs puissantes raisons.
D’abord parce qu’elle indique bien que, contrairement à ce que l’on nous assène, finalement rien n’est réglé. La crise chypriote vient le rappeler : la zone euro est toujours sujette à des fractures.
Ensuite parce que, si cette crise entretient certaines similitudes avec d’autres manifestations de la crise financière en Europe (la crise irlandaise notamment), elle possède ses propres spécificités. Chypre s’étant construite comme un véritable paradis fiscal, une lessiveuse de l’argent sale venu de Russie tout spécialement, la crise – comme sa résolution – ne pouvait qu’y revêtir des formes particulières.
Enfin parce que, et sans doute est-ce là l’essentiel, l’Union européenne et la Troïka se sont lancées à l’occasion de cette crise dans une série d’innovations : les premières fort malheureuses (et pour tout dire catastrophiques) consistant à rincer les petits déposants, les secondes plus intéressantes, mais désormais non assumées et vécues comme « honteuses ».
Attente devant un distributeur automatique à Nicosie, le 22 mars 2013 (Petros Karadjias/AP/SIPA)
Une crise annoncée
Mais commençons par le commencement. Et le commencement, c’est l’explosion de la crise. Crise annoncée d’un système bancaire hypertrophié et miné par l’argent noir venu de Russie.
On ne reviendra pas ici sur ce qui a déjà été décrit en détail : un secteur bancaire grand comme huit fois le PIB de l’île, dopé par une fiscalité taillée sur mesure (8,5% d’impôt sur les sociétés), qui ont nourri – ici comme en Espagne et en Irlande – une immense bulle hypothécaire.
Si l’on ajoute à cela que, attirées par les hauts taux d’intérêt servis par la Grèce, les banques chypriotes se sont nourries aux emprunts de la dette souveraine grecque, on comprendra que la restructuration de la dette grecque intervenue en 2012 a été spécialement meurtrière pour les banques chypriotes, qui y auraient laissé quelque 4,5 milliards d’euros de pertes.
Finalement, ce qui devait arriver arriva. Et explosa à Chypre une immense crise bancaire.
18 mars : faire payer les épargnants
« Un sauvetage exceptionnel pour un centre financier offshore », titrentles Echos au lendemain de la nuit de négociations du 17 mars, qui a accouché du premier plan proposé par la Troïka. Exceptionnel, le plan proposé l’est en effet à plus d’un titre. Rappelons d’abord les données du problème. Chypre évalue ses besoins à quelque 17 milliards d’euros, nécessaires pour recapitaliser son secteur bancaire et faire face à ses dépenses.
Comme le FMI exige qu’en aucun cas le prêt consenti ne dépasse 10 milliards d’euros, Chypre doit trouver sur ses ressources propres 5 à 6 milliards d’euros. C’est pour mobiliser cette somme que les négociateurs chypriotes et la Troïka vont inventer une solution radicalement innovante : faire payer les épargnants !
La proposition qui émanera des négociateurs au matin du 18 mars est de se servir sur les épargnants en prélevant sur les comptes (tous les comptes, y compris ceux des banques qui n’ont pas de problèmes de paiement) de moins de 100 000 euros une taxe de 6,9%, et sur ceux de plus de 100 000 euros une taxe à peine supérieure, de 9,9%.
La bourde est sans limites. D’abord parce que la taxation des dépôts sous 100 000 euros contrevient à un engagement fondamental du système bancaire de la zone euro de garantir les dépôts, zone euro à laquelle, faut-il le rappeler, Chypre appartient !
C’est pourtant illégal en Europe
Du coup, plus aucun épargnant européen ne peut dans ces conditions se considérer comme protégé et faire confiance aux engagements supposés garantir ses dépôts.
Plus profondément, cette « solution » est parfaitement originale et, disons-le, scandaleuse. Elle s’en prend aux déposants avant même de concerner les actionnaires. Messieurs les actionnaires, gavez-vous : tel est le mot d’ordre lancé par la Troïka. Si la banque a besoin d’être recapitalisée, les déposants y pourvoiront.
La Troïka aura beau dire, après avoir réalisé l’ampleur de sa bourde, qu’il s’agissait là d’une proposition du président chypriote à laquelle elle s’est ralliée, ou encore que les dépôts (notamment ceux des non-résidents russes) constituent l’essentiel des ressources de l’île, ou encore qu’il s’agit d’argent souvent sale, aucun argument n’est recevable.
Proposition chypriote ? Nul ne le saura jamais. Et, même si c’était le cas, la Troïka, qui comprend des représentants de l’UE et de la BCE, aurait dû dire « niet ». Cela est illégal en Europe. Et nous sommes là pour faire respecter la loi. Elle ne le fit pas. Manquant à ses devoirs les plus élémentaires et distillant du coup une méfiance justifiée sur sa capacité à tenir ses engagements.
L’argument de l’argent noir ne vaut pas mieux
Il est sans doute vrai pour une partie des hauts déposants (au-dessus de 100 000 euros), mais l’argument ne vaut pas pour les petits. On peut aussi ajouter que l’Islande, elle, a su résoudre ce problème.
En divisant son secteur bancaire en deux : elle a protégé les épargnants locaux et spolié les déposants étrangers venus chercher de hautes rémunérations, et qui du coup ont dû subir des pertes après avoir enregistré de forts gains.
Bref la Troïka, en proposant ou endossant l’idée de piller les comptes des petits épargnants, s’est discréditée. Heureusement, elle fut tirée de ce mauvais pas. Le parlement chypriote en effet à l’unanimité rejette la proposition de la Troïka. Preuve une nouvelle fois, de l’importance des contrôles démocratiques.
Sans le Parlement, sans la mise en œuvre de la démocratie, les eurocrates nous auraient plongés dans un abîme de sottise. Créant des précédents qui menaçaient la confiance la plus élémentaire sur laquelle un système bancaire est bâti.
25 mars : les actionnaires doivent payer
Il fallut donc tout reprendre. Imaginer d’autres solutions. Celles finalement adoptées sont d’une importance capitale. En effet, le plan du 25 mars est profondément original. Surtout, venant de la Troïka, il procède d’une philosophie nouvelle, très différente de celles qui ont présidé aux plans précédents.
Première nouveauté : la crise chypriote est traitée comme une crise bancaire. C’est donc sur le système bancaire que les mesures vont se concentrer. Deuxième idée : en bonne logique, s’agissant d’une crise de paiements interbancaires, ce sont d’abord les actionnaires et les créanciers de la banque qui devront payer.
Ces propositions paraissent aller de soi. Et il y a beau temps qu’elles auraient dû s’appliquer. Mais ce sont précisément celles que l’EU et la Troïka se sont longtemps refusé à mettre en œuvre.
En Irlande, pour commencer. Là, la Troïka a pesé de tout son poids pour faire endosser par l’Etat (et donc les contribuables) quelque 65 milliards de créances interbancaires privées. Ce qui, du jour au lendemain, ou presque, a fait passer la dette publique irlandaise de 30% à 120% du PIB… et plongé l’Irlande dans trois années de récession.
La solution « à l’irlandaise » écartée
Cette fois, la solution « à l’irlandaise » écartée, on se concentre sur le problème bancaire lui-même. De là le plan proposé : mise en faillite de l’une des deux grandes banques (Laïki), la plus mal en point, à partir de la création d’une « bad bank », où seront concentrés les actifs douteux et insolvables, et en protégeant les comptes de moins de 100 000 euros transférés dans l’autre grande banque, (Bank of Cyprus), qui récupère aussi les prêts et les dettes de 9 milliards qui avaient été avancés par la BCE.
Enfin, taxation forte des dépôts de plus de 100 000 euros (on parle de 30%). On espère trouver là les 5 milliards d’euros recherchés, qui constituent toujours une condition posée par le FMI et endossée par la Troïka pour débloquer les 10 milliards nécessaires.
Ce plan peut bien sûr être critiqué. Les Chypriotes ont tenté, en vain, de faire valoir une autre solution. Les 5 milliards recherchés auraient été obtenus à partir d’un grand fonds, comprenant notamment les actifs gaziers de l’île et des actifs apportés par l’Eglise orthodoxe, mais au moins le plan proposé le 25 mars a-t-il sa logique.
Le point central est que, pour la première fois, il introduit une philosophie claire – et défendable. Désormais en cas de pertes bancaires, seront atteints dans l’ordre : les actionnaires, les créanciers juniors (les moins garantis), puis les créanciers seniors (prioritaires), et enfin les déposants non garantis (au-delà de 100 000 euros).
Nouveau modèle de sauvetage des banques
Le lien dettes privées/dette publique est sinon coupé, du moins distendu. Un filet de sécurité est introduit : les actionnaires et les créanciers sont logiquement d’abord mis à contribution (après avoir bénéficié des largesses de la banque en période faste), avant qu’on en vienne aux déposants et le cas échéant aux contribuables.
C’est un véritable « nouveau modèle » de « sauvetage des banques » qui est ainsi promu par la Troïka, après que celle-ci ait scandaleusement imposé partout (Irlande, Grèce, Portugal…) un modèle qui fait payer aux citoyens les frasques de la finance privée en convertissant tout ou partie de la dette bancaire privée en dette publique.
Fort et fier de cette avancée, Jeroen Dijsselbloem, le président de l’Eurogroupe, s’est cru autorisé à communiquer, annonçant que le plan chypriote constituait « le nouveau modèle de sauvetage des banques de la Troïka », qui désormais « s’appliquerait » là où on ferait appel à l’Eurogroupe.
Que n’a-t-il dit ? Quoi, le secteur bancaire serait désormais tenu pour responsable de ses frasques et de ses pertes ? Le jeu ne serait plus « Pile je gagne, face tu perds » ? Branle-bas de combat. Les Bourses chutent. L’euro se déprécie. La BCE (en France via Benoît Coeuré, membre français du directoire de la BCE) rétropédale dans un entretien repris par les Echos.
L’UE débarque, et se dévoile
La solution à la crise chypriote est une solution spécifique apportée à une crise spécifique. Chaque crise appelle des solutions différentes, martèle-t-on. Le nouvel « élément de langage » est repris par Mr Jeroen Dijsselbloem lui-même dans un communiqué de son secrétariat. La finance peut respirer. La fin de la récréation n’est pas près d’être sifflée.
Bien que nous ne soyons qu’au milieu du gué, la crise chypriote est – déjà – riche d’enseignements. D’abord, il faut féliciter l’UE et la Troïka pour avoir été les derniers en Europe à découvrir que Chypre était un paradis fiscal. Que sa banque était surdimensionnée. Et ce après l’avoir accueillie dans la zone euro en 2008.
Avec des « gardiens » de cet acabit, les citoyens de la zone euro peuvent dormir sur leurs deux oreilles. L’UE vieille. A propos, signalons à l’UE qu’il y a d’autres paradis fiscaux dans la zone euro : à commencer par le Luxembourg ; des fois que l’UE ne le saurait pas, ou préfèrera-t-elle là encore attendre une crise pour le découvrir ?
Il faut féliciter la Troïka et l’UE pour un autre motif encore : avoir annoncé, en proposant un prélèvement sur les dépôts de moins de 100 000 euros, qu’elle n’était pas tenue par ses propres lois et engagements vis-à-vis des citoyens. Ses dénégations ultérieures n’y changeront rien. Les dégâts sont faits.
Cette pantalonnade en dit plus que de longs discours
Quant à la solution aujourd’hui imposée à Chypre, si elle n’est sans doute pas la meilleure, au moins avait-elle l’avantage de contribuer à mettre en place une doctrine « casseur/payeur » qui, s’appliquant à la finance, était nouvelle. Elle était de surcroît susceptible de contribuer à réfréner l’avidité des financiers. Mais, après avoir fait quelques pas dans cette direction, la Troïka et la BCE ont vite fait machine arrière.
Ces volte-face sont terriblement inquiétantes. A l’heure où l’UE s’engage dans son Union bancaire, à l’heure où en France la loi Moscovici sur la « réforme bancaire » est sur le point d’être votée, cette pantalonnade en dit plus que de longs discours.
Pas plus l’UE avec sa loi que la France avec la sienne n’entendent s’engager et engager les banques dans les responsabilités qui devraient être les leurs. Avec la crise chypriote, les faits ont parlé. Ils valent bien plus que tous les discours. IIs sont explicites. Et ils sont très inquiétants.