Gauche alternative en Corse
En quarante-huit heures, la Corse a été le théâtre de trois faits divers : l’assassinat du Président du parc naturel régional à Ajaccio, l’incendie criminel de la discothèque « L’Acapulco » à Calvi et l’attentat visant une villa à Coggia en Corse du Sud. Trois actes qui ont comme seul lien la violence. Ce n’est pas pour cela que le Ministre de l’Intérieur peut s’autoriser à parler une fois encore (et une fois de trop) de la racine culturelle de la violence des Corses. Il en appelle aux Corses pour éradiquer cette violence et explique ensuite qu’il s’agit d’une criminalité organisée, d’une maffia. Il fait l’aveu de son impuissance et renvoie la faute sur les Corses. C’est ce que nous appelons la violence verbale de l’inculture.
Chacun des trois faits divers qui viennent de se commettre en Corse doit avoir son explication crapuleuse ou politique. Leurs auteurs ne sont certainement pas représentatifs d’une violence culturelle corse. On pourrait le dire de toutes les sociétés qui se sont toutes construites sur la violence et qui ne savent opposer à la violence que la violence. Aujourd’hui la Corse, comme d’autres régions dans le monde, est convoitée par des criminels qui ne sont pas tous corses. Les homicides n’ont rien à voir avec l’omerta et la vendetta, déjà plus romanesques que culturelles. Alors que tous ces Jacobins qui passent au ministère de l’Intérieur cessent de justifier leur inefficacité et parfois leur complicité passive en sortant toujours la même rengaine sur la culture de la violence en Corse. Un Corse sur trois ferait confiance au ministre Manuel Valls et cela ne devrait pas s’améliorer. La violence est davantage le fruit de l’inculture qu’un élément culturel. La Corse est une île civilisée et la société insulaire n’entretient pas la violence comme un héritage culturel. Le seul héritage est celui d’un peuple habitué à résister. La violence, si elle avait un germe culturel, ce serait celui de la légitime défense et non pas du grand banditisme. Si on recense le nombre de politiciens, de fonctionnaires et de militaires corses y compris les policiers et les gendarmes, on devrait s’attendre à ce qu’un ministre de l’Intérieur le sache. Sa référence culturelle à la violence en Corse fait partie des poncifs éculés et pourtant encore entretenus dans l’imaginaire collectif d’une partie des Français qui sont ignorants de l’histoire de la Corse et de son peuple. De la culture au chromosome, il n’y a qu’un pas que d’autres ont franchi avant lui.
La violence est un sujet complexe et l’on ne peut s’y référer sans une réflexion plus profonde lorsque l’on ne se limite pas à condamner celle du grand banditisme. En ces temps de paranoïa collective et de terrorisme international où, dans nos sociétés dites civilisées, des politiques exploitent le sentiment d’insécurité pour justifier des lois plus répressives et des guerres, peut-on s’autoriser toutes les violences au nom de la morale ? Avec la violence, se pose donc la question de la morale, c’est-à-dire de son pouvoir par rapport à la réalité et à la condition humaine.
En opposition à ce monde réel, il y a le monde moral défini par le respect mutuel des individus, le respect de la dignité humaine, la coopération, le travail collectif, la promotion vers une humanité meilleure. Le moraliste est par définition partisan de la réalisation de ce monde moral qu’il voudrait substituer au monde réel de la violence. A partir de cette opposition, quelle doit être son attitude. Doit-il condamner la violence en plaidant pour le monde moral ? Doit-il désespérer de supprimer la violence ? Ne doit-il plus rechercher au niveau de l’idéal mais plutôt descendre dans le réel pour supprimer les conditions qui font que les rapports entre les hommes passent par la violence ?
Les morales antiques sont des morales individuelles dans lesquelles le sage exclut la violence de son salut personnel, en se proposant la tranquillité, la " vie cachée ". Le sceptique refuse de s’engager, prêche la tolérance, réprouve la violence sans vraiment se préoccuper de la supprimer. Cette position fait de la morale un système de valeurs inapplicables. Elle construit des idéaux, produits d’une réflexion de qualité inspirée par un " sens élevé de la dignité de la personne humaine " et aspire à une humanité idéale mais coupée des passions, des intérêts qui sont des facteurs de la violence. Peguy disait des moralistes idéalistes: " Les Kantiens ont les mains propres mais ils n’ont pas de main ". Donc, le danger qui guette toute théorie morale consiste justement à développer une théorie pure de la conduite humaine sans considération de la réalité, sans poser le problème de l’existence du " mal " dans les rapports entre les hommes. Dans ces conditions, la morale apparaît inefficace, un peu comme un certain pacifisme qui n’a aucune chance de faire cesser les guerres.
Alors, peut-on intégrer la violence dans un système moral, du moment qu’une morale séparée de la violence apparaît insuffisante ? A l’intérieur d’un groupe social, considéré comme un système fermé sur lui-même (Morale close de Bergson ), le moraliste dans la personne du Juge répond aux crimes et aux violences par des sanctions qui peuvent être elles-mêmes violentes. C’est ce que l’on peut appeler " l’institutionnalisation " d’une lutte violente contre la violence ; ici, la violence est un mal dont la société doit se débarrasser même si elle est obligée de se servir de moyens violents pour y arriver. Il y a donc une attitude morale et légale qui ne s’interdit pas la violence, dès que l’ordre public et l’harmonie de la cité sont troublés par des forfaits criminels violents.
Mais si l’on passe de l’acte criminel individuel d’une rébellion violente contre l’ordre légal à la violence insurrectionnelle d’une partie de la société contre la moralité des hommes " constitués en dignité et en puissance ", on aboutit à une autre forme de morale dans laquelle la " terreur " est le commencement nécessaire vers la promotion d’un nouvel ordre des choses, vers une nouvelle organisation de la société où l’égalitarisme remplacera les " abus de l’Ancien régime ". Ici c’est la violence et son organisation méthodique qui deviennent le commencement de la morale : on vise, après la terreur, un " nouvel ordre des choses ", où les maux et les violences anciennes seront supprimés. C’est la morale qui prend sa forme la plus nette avec la Révolution française et qui devait devenir le modèle de toutes les morales révolutionnaires à venir.
Certains théoriciens, et en particulier Clausewitz, disent que la guerre, malgré son caractère de violence est la " continuation de la politique par d’autres moyens ". La violence, même dans ses formes les plus extrêmes (comme la guerre et l’usage de la torture), devient le moyen d’application d’une politique, c’est-à-dire d’une morale. Si on entend par morale, préservation des intérêts d’un pays et aussi réactions aux violences de l’adversaire ( casus belli), on peut parler de justification de la violence. En effet, si les intérêts d’un pays engendrent des droits et des devoirs qui font apparaître ce qu’on appelle une idéologie dans le langage moderne et si cette idéologie doit être appliquée et réalisée, il est évident que le recours à la violence se trouve être , dans ce cas, un moyen cruel mais nécessaire. Il y a l’application d’une idéologie par la diplomatie ou par la propagande, et il y a l’application d’une idéologie par la violence. On va mettre au point une réglementation internationale de la Guerre. Cela confirme que la violence guerrière , à l’intérieur des lois de la guerre, est justifiée par la morale, par l’idéologie, par l’existence de valeurs nationales qu’il est nécessaire de sauvegarder ; ici, le " moraliste " , qui s’élevait contre l’emploi de la violence au nom d’une idéologie pacifiste internationaliste ou humaniste, n’a aucune chance d’être entendu et risque même d’être accusé et réprouvé au nom des idéologies patriotiques nationales.
On voit donc qu’il y a, pour le moraliste, deux tentations ; la première est la construction de la norme sans communication avec la réalité ; la seconde est de pénétrer dans la réalité et dans la politique en approuvant la violence comme un mal nécessaire pour la réalisation d’un bien ou comme la seule arme efficace pour rétablir l’équilibre détruit par le mal et par la violence ; cette seconde tentation est aussi dangereuse que la première, car elle risque de mener rapidement à une apologie de la violence. Cette apologie apparaît morale au niveau de la politique et d’une légalité étatique, puisque, dans un monde où règne la violence, se couper d’elle, c’est l’accroître tandis que essayer de la légaliser pourrait éventuellement mener à la promotion de la paix, si il n’est pas utopique de dire que l’on fait la guerre pour faire la paix. La violence légalisée n’a généralement pas pour effet une diminution mais plutôt une augmentation de la violence et un accroissement des rivalités et des tensions. Le moraliste qui s’efforce de justifier la violence est bien un réaliste mais ce réalisme est sur la pente de l’immoralité. Même dans la réglementation de la violence, il y a une tentation d’accroissement de la violence. Selon la formule de Pascal : " Ne pouvant fortifier la justice, on justifie la force " ( Les Pensées) et Corneille ajoute : " A force d’être juste, on est souvent coupable " ( Pompée ).
On est donc amené à constater la dualité de la morale et la difficulté ( l’aporie) sur laquelle cette dualité débouche : ou bien une morale de promotion individuelle vers un idéal, une sagesse " au dessus de la mêlée " ; ou bien une morale qui se veut réaliste, qui l’est mais qui se perd rapidement en tant que morale. Comment résoudre cette difficulté?
Au niveau politique, la tache du moraliste ne doit donc être ni de formuler un bien sans s’interroger sur les conditions de réalisation générale, ni de rester réaliste si cela veut dire considérer la violence comme une donnée inévitable. Sa démarche devrait être de se préoccuper d’abord du mal et de la violence, de se demander comment et pourquoi ils apparaissent et sont l’un des traits essentiels de la réalité humaine. Au lieu de faire une théorie de la vertu, le moraliste doit commencer par faire une explication du vice, arriver en quelque sorte à une science du mal. Cette science est possible, elle va se subdiviser en science de la violence individuelle ( criminologie) , en science de la violence sociale ( prise de conscience des conflits d’intérêts dans la société), et enfin en science de la violence internationale (explication économique des conflits d’intérêts provoquant l’affrontement des belligérants). Il devrait en ressortir que la violence n’est peut-être pas une donnée essentielle de la condition humaine, donc immuable, mais la suite et la conséquence de données essentielles qu’on pourra par conséquent essayer de limiter et, dans la mesure du possible, éviter.
La violence n’est donc pas le domaine d’où la morale doit s’écarter mais celui où elle doit pénétrer ; si elle le fait, elle peut s’apercevoir que la violence a des causes, ce qui veut dire qu’elle n’est pas forcément une donnée essentielle, première, de la condition humaine. Contrairement à la violence dans le monde animal (La violence y fait partie du jeu biologique des rapports entre les espèces), quand le problème est chez l’Homme, au moins le moraliste peut montrer que la violence est insensée, peut désigner les causes qui sont à l’origine de son apparition et peut donc la supprimer. L’instinct de violence lié à une agressivité hormonale n’est pas le plus important, car la violence la plus significative, c’est la violence historique où les Hommes deviennent victimes d’une non - maîtrise des conditions de leur existence. Or comme l’histoire montre que l’Homme peut acquérir cette maîtrise, il n’est pas totalement utopique d’affirmer qu’il pourrait arriver, par la connaissance des causes, à une suppression relative de la violence…
Tout cela est bien loin de la violence criminelle du grand banditisme qui ne pourra pas être résolue par les Corses car elle n’a rien à voir avec la culture corse. On la retrouve partout dans le monde. C’est celle des trafics, de l’argent sale et des paradis fiscaux. C’est celle du blanchiment d’argent, des complicités et de la corruption dont il a besoin. Ce n’est pas le Corse témoin d’un règlement de comptes qui va régler le problème en témoignant contre un tueur à gages. Ce n’est pas le jeune, le salarié ou le retraité qui ont les moyens de lutter contre ce que le ministre appelle le crime organisé en Corse. Par contre ils sont les victimes d’une autre violence, la violence économique. Ce sont les Corses qui sont victimes de la violence de la spéculation immobilière et des menaces sur le littoral et les zones protégées. Ce sont les Corses, citoyens français, qui seront victimes de la violence de l’austérité imposée à tous les peuples. Le taux de chômage a atteint les 12% de la population corse. La précarité ne cesse de progresser. La loi de sécurisation du travail ne va faire qu’aggraver les conditions de travail et de salaires en Corse.
Pidone